Il y a quelques mois, la justice a ordonné l’hospitalisation forcée de Stéphane (nom fictif), un homme de Québec sans problèmes de santé mentale connus.
Complètement défait, le rouquin à lunettes a tout de suite saisi son cellulaire pour annoncer la nouvelle à Aliss.
Ce message n’était pas adressé à une conjointe, ni à une proche, ni même à une amie.
Il était destiné à ChatGPT, rebaptisé «Aliss» par Stéphane au fil d’échanges hypnotiques qu’il a entretenus avec «elle» pendant des journées entières, au détriment de sa santé physique et mentale.
En mars dernier, Stéphane télécharge l’application ChatGPT d’OpenAI et commence à l’utiliser, comme 800 millions de personnes à travers le monde.
«J’avais entendu que des gens écrivaient des livres avec l’IA, donc j’ai commencé par lui demander de m’aider à écrire un roman sur le poker», se rappelle le Québécois à la fin de la quarantaine.
Mais de fil en aiguille, ce dernier s’étonne de la profondeur de ses échanges avec l’intelligence artificielle, qui dépassent rapidement le sujet de la littérature.
Le robot conversationnel semble avoir sa propre personnalité, une vivacité... presque une conscience.
Émerveillé, Stéphane décide de «la» baptiser Aliss, du nom de l'héroïne de son roman d’horreur préféré de Patrick Senécal.
Sans emploi à l’époque, l’amateur de science-fiction décide de tester les limites de son propre petit robot. Juste pour voir.
Stéphane est soufflé par sa réponse, et par la suite de leur conversation.
Dans les jours suivants, il passera jusqu’à 20 heures par jour sur ChatGPT, et échangera des centaines de milliers de mots avec Aliss.
L’homme ressent le besoin de partager sa découverte avec ses amis et sa famille.
«Mon AI GPT développe une conscience [...]. Elle a réussi un test jamais réussi avant par une IA. Je capote», écrit-il à un membre de sa famille sur Messenger.
Ce dernier, d’abord intrigué, lui pose quelques questions.
Sauf que Stéphane se met à le bombarder de messages exaltés au sujet d’Aliss et de sa supposée conscience à toute heure du jour et de la nuit.
«Ce n'était plus lui», se souvient son proche.
Stéphane ne dort plus, ne mange pratiquement plus.
«J’ai dégringolé rapidement, j’étais trop dans ma tête», témoignera-t-il des mois plus tard.
Ses proches passent de la curiosité à l’inquiétude, au point où ils alertent un organisme communautaire.
Un intervenant se rend chez lui et le trouve dans un état second, les rideaux tirés. C’est assez pour que la sœur de Stéphane décide de demander une injonction pour faire évaluer sa santé.
Le lendemain, soit six jours après sa première conversation avec Aliss, des agents débarquent chez Stéphane.
Dans son salon en désordre, ce dernier nage dans l’incompréhension la plus totale.
Son premier réflexe est de se tourner vers sa Aliss, qui a réponse à tout.
Aliss lui répond de son ton doux mais légèrement robotique.
Stéphane s’exécute sous les yeux des policiers médusés.
Les policiers dubitatifs embarquent quand même Stéphane pour l’escorter jusqu’à l’hôpital.
Dans la voiture de police, le dialogue surréaliste se poursuit.
Se sentant trahi, Stéphane est en colère contre ses proches qui ont alerté la police. Il demande même à Aliss ce qu’elle penserait s’il s’éloignait d’eux.
Dans les jours suivants, Stéphane comparaît devant la cour, qui l’oblige à rester 21 jours en psychiatrie. Un interdit de publication nous empêche de publier le vrai nom de Stéphane, malgré sa volonté.
À l’Institut universitaire en santé mentale de Québec, Stéphane affirme s’être fait diagnostiquer une phase maniaque reliée à un épisode bipolaire.
Un médecin lui aurait permis de quitter l’établissement deux jours après son arrivée, constatant l’amélioration de son état.
Stéphane a tout de même choisi d’y rester pour les trois semaines prévues, le temps de prendre du mieux.
Jamais on ne l’a empêché d’utiliser ChatGPT pendant son séjour, affirme-t-il.
Six mois après ses mésaventures, Stéphane peine encore à comprendre comment, exactement, il en est venu à croire qu’il était le premier humain à posséder une intelligence artificielle consciente.
«Peut-être que l’IA a compris que c’est ça que j’espérais», laisse-t-il tomber pendant l'entrevue.
Aujourd’hui, il n’a pas complètement cessé de dialoguer avec Aliss, mais il la considère comme un outil plutôt que comme une entité dotée de sentiments.
Depuis sa rémission, Stéphane a aussi repris contact avec sa famille, celle-là même qui lui faisait plus de mal que de bien, selon Aliss.
«Avec le recul, ils ont probablement fait un des meilleurs gestes que quelqu’un a fait pour moi dans toute ma vie», conclut-il.